C’est le nouvel illettrisme et il touche un
quart des habitants de notre “start-up nation”. Ce qui n’est pas sans
poser problème quand l’objectif de l’état est de dématérialiser un
maximum de démarches administratives d’ici à 2022.
"La mairie ne donne plus d’informations par affichage. Il faut aller
sur le site. Le souci, c’est qu’un grand nombre d’habitants ne se sert
pas d’internet. Du coup, ils ne sont par exemple pas informés du passage
des poubelles : ça devient un problème." Michèle habite à Audrieu, une bourgade de 1016 habitants située à 18 kilomètres de Caen.
Si cette retraitée de l’Éducation nationale parvient, en multipliant les formations, à se "débrouiller" avec
la chose informatique, ses voisins, un chauffeur routier, une mère de
quatre enfants dont le mari est handicapé, un couple de retraités, n’ont
pas intégré le numérique à leur vie quotidienne. Pas plus d’ailleurs
que son époux, médecin à la retraite, totalement réfractaire aux
nouvelles technologies : "Comme il n’a aucune confiance dans ce qui
est dématérialisé, on est obligé d’aller à la perception pour vérifier
que la déclaration de revenus que j’ai faite en ligne ne comporte pas
d’erreurs !"
Michèle, Pierre, leurs voisins, font, selon une étude CSA Research,
partie des 25 % de Français souffrant d’illectronisme, à savoir la
difficulté ou impossibilité d’accès aux outils numériques.
L’illectronisme ou nouvel illettrisme des start-up nations dans
lesquelles savoir se connecter est un prérequis indispensable pour
accéder à ses droits sociaux, renouveler des papiers d’identité,
déclarer ses impôts, postuler pour un emploi mais aussi consommer au
meilleur prix, réserver un billet de train (depuis peu la SNCF propose
de le faire via Messenger). Et tout simplement se sentir relié à
l’ensemble de la communauté.
Pour Pierre non plus, surfer sur le Net
n’équivaut pas à naviguer sur un long fleuve tranquille. Mais comme
Michèle, cet artiste peintre vivant à Lioux-les- Monges, dans la Creuse,
tente de s’y retrouver entre identifiants, mots de passe, mises à jour,
cookies et autres pièges de la planète digitale. Hormis le médecin, les
56 habitants de son village, pourtant raccordé depuis peu à la fibre,
ne connaissent pas ses angoisses : ils n’utilisent pas internet.
OBJECTIF 2022
Selon l’enquête CSA Research réalisée en 2018 à la demande
du Syndicat de la presse sociale (SPS), bien qu’équipés (88 % de nos
concitoyens possèdent un ordinateur, tablette, smartphone...), nombreux
sont les Français à ne pas être à l’aise avec la technologie digitale.
16 % ne surfent jamais sur le web et 32 %, tous pro ls et catégories
sociales confondus, font partie des "abandonnistes", ces internautes
renonçant régulièrement à une démarche en ligne.
"L’État
a, de façon un peu brutale, décidé de dématérialiser le quotidien, avec
l’idée que tout le monde est à l’aise avec le numérique. Ce qui est
faux, commente Philippe Marchal, président du SPS.
On se
doutait que les seniors n’étaient pas les plus habiles en la matière,
mais les résultats de l’étude montrent que toutes les strates de la
société sont concernées, jeunes compris." "Lorsque j’emmène mes élèves en salle d’enseignement général et professionnel adapté [destiné aux élèves en difficulté scolaire, ndlr]
, je vois la plupart d’entre eux déconcertés par des consignes aussi simples qu’ouvrir un navigateur, explique dans une tribune au quotidien
Libération,
du 21 novembre 2018, Rachid Zerrouki, professeur en Section
d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) à Marseille.
J’ai
de sérieux doutes sur le fait que le maniement des outils numériques
soit chez eux une consigne innée. Mes élèves jouent à Fortnite et
publient des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat, mais
quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique [type recherches en ligne, ndlr]
, ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier." Michèle fait le même constat.
"Mes
petits-enfants ne répondent pas à mes e-mails. Pas plus qu’ils ne
consultent un dictionnaire, ils ne savent pas se servir d’internet comme
un outil." Selon l’enquête CSA, plus de la moitié de ceux qui sont en délicatesse avec clavier et souris voient
"leurs activités limitées" et se sentent
"en décalage avec leur environnement". Un sentiment de solitude, de honte parfois, proche de celui que peuvent éprouver ceux qui ne savent ni lire ni écrire.
Qui dit "digital native" ne dit pas forcément geek.
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